Tous les historiens devraient peut-être commencer par dire d’où ils viennent. Cela permettrait de mieux comprendre leur point de vue. C’est ce que vient de réaliser Benjamin Stora, spécialiste de l’Algérie et - surtout - enfant de l’Algérie. Il faut relire ses ouvrages faits d’érudition après avoir lu les Clés retrouvées, fabriqué à base de souvenirs, d’impressions, d’images, revenus d’avant.
Benjamin Stora n’a jamais quitté sa petite chambre d’enfant de Constantine, dans laquelle la guerre d’Algérie a commencé pour lui le 20 août 1955. Ce jour-là, des soldats français font irruption pour installer une mitrailleuse et tirer sur des Algériens fuyant dans la rue vers les gorges de Rummel toutes proches.
La peur provoquée par l’odeur «âcre» de la poudre, le bruit des explosions et le spectacle des douilles sautant un peu partout au milieu des jouets ont pu lui donner un point de vue que peu de rapatriés conserveront au fond d’eux-mêmes, sans «méchants» ni «gentils». Pour lui et pour sa famille, la guerre sans nom a commencé ce jour-là, et pas le 1er novembre 1954, comme il le découvrira beaucoup plus tard en faisant son métier.
La ville de Constantine, accrochée à son rocher, représentait jusque-là un monde en soi, «un cocon». C’était en France, mais la France, celle des actualités, celle de Gabin, de Bardot, de Coty et du général de Gaulle, paraissait très éloignée. A l’intérieur de la ville citadelle, le découpage des quartiers juif et arabe, d’un côté, européen de l’autre, faisait qu’on vivait en voisins respectueux. On était juxtaposé, imbriqué à la manière d’un puzzle, mais pas vraiment ensemble.
Quand on s’appelait Stora, Allouche ou Amar, on allait à Saint-Jean, là ou les femmes suivaient la mode de Paris, portaient des talons aiguilles, là où se trouvait Jost, le pâtissier chez qui il fallait aller pour le gâteau d’anniversaire, mais c’était «un ailleurs». «Remonter la rue Rolles-de-Fleury pour aller place de la Pyramide. Là était le quartier européen. Nous y allions, bien entendu, mais nous sentions que c’était un autre lieu, très "français".» Bien avant que l’armée n’entrave la circulation, avec des panneaux «Rue barrée par l’autorité militaire», il y avait les barrières invisibles entre les trois communautés présentes.
Les Arabes apparaissent comme des silhouettes avec qui on partageait une culture - Benjamin Stora parlait l’arabe à la maison et le français à l’école - mais chacun chez soi. Le père, Elie, avait inculqué à Benjamin et à sa sœur Annie un profond respect pour les musulmans et un amour de la République. Le racisme et l’antisémitisme, il les découvrira plus tard. Mohammed Dib, le dit avec la même distance quand il évoque les «étrangers». L’autre «n’existait pas», dit l’écrivain algérien cité dans les Clés retrouvées, comme en écho à l’absence d’Arabes dans l’œuvre romanesque de Camus. «Nous étions proches. Mais ça n’allait pas plus loin.» La proximité réduite aux acquêts en somme.
C’est bien ce lien étrange entre les trois communautés constantinoises que semble interroger sans cesse le spécialiste de l’Algérie, dans chacun de ses livres. Histoire des relations entre juifs et musulmans, des origines à nos jours, avec Abdelwahab Meddeb, la Guerre d’Algérie expliquée à tous, la Guerre d’Algérie vue par les Algériens, Trois exils, Juifs d’Algérie démontent ou démontrent ce que l’enfant ressent. Quand Cheikh Raymond, la voix du maalouf, a été assassiné au marché, l’enfant était dans les jupes de sa mère. «C’était le grand tournant, le moment où ce qui restait de la communauté juive de Constantine, en 1961, a choisi de partir.» Après, l’historien a fait son travail pour lutter contre «la peur que toute vie antérieure disparaisse, que ce monde de l’Algérie de l’enfance soit englouti».
Philippe Douroux Benjamin Stora Les Clés retrouvées Stock «Un ordre d’idées», 142 pp., 17 €.