En Algérie, tuer un artiste comme Raymond Leyris a été élevé par
certains au rang d'acte politique «révolutionnaire». Entre Paris et Constantine, le cinéaste Denis Amar offre le premier témoignage télévisuel et émouvant sur un des maîtres de la musique algérienne de ce siècle, dont l'assassinat, le 21 juin 1961, a déchiré la coexistence communautaire d'une ville. Constantine, cité enclavée, soudée par une musique andalouse (le Maalouf, genre citadin du Maghreb qui a su intégrer les influences rurales de ses environs), avait pour cheikh (maître) un homme né d'une mère chrétienne, adopté par une famille juive et considéré par les musulmans comme leur âme. Si le documentaire ne réussit pas bien à montrer en quoi Raymond Leyris fut un interprète hors pair du Maalouf, il pose clairement une question essentielle qui, des deux côtés de la Méditerranée, mine l'imaginaire constantinois: comment, dans cette ville d'artisans, de notables, de fonctionnaires et d'ouvriers aux origines multiconfessionnelles, a-t-on pu abattre l'artiste, qui a accompagné les circoncisions et mariages des uns et des autres? Le moment fort reste le témoignage des filles de Cheikh Raymond qui, en racontant minute par minute la disparition de leur père, se propulsent dans la tourmente qui rogne l'Algérie d'aujourd'hui. Enrico Macias (le beau-fils du maître) tient le rôle de fil conducteur du documentaire. Il décrit son adolescence comme virtuose de la guitare dans l'orchestre du maître, et comment il rend aujourd'hui public cet héritage (un concert est prévu au mois de mars à Constantine). Le professeur Raphaël Draï, premier universitaire constantinois a avoir, dans les années 70, commencé à faire revivre dans l'exil et par des écrits la mémoire de Cheikh Raymond (1), avertit clairement: «Constantine, c'est la plus improbable des villes au monde. Car elle a été cassée quatre fois. Par deux fleuves, par les conquérants, par les Français"» et par l'assassinat de Cheikh Raymond.
(1) Des enregistrements de ce dernier sont ressortis en 1995 sur le label Al Sur et avec l'aide de la fondation Emile-Cohen.
Nidam Abdi