Brésil : s’émanciper mais rester prostituée

Belém, Etat du Parà, au nord du Brésil. Dans cette capitale amazonienne, un groupe de prostituées revendique la légalisation de leur profession. Actrices de la lutte contre les maladies sexuellement transmissibles, elles veulent défendre de front prostitution et dignité des femmes.
Cindirela, prostituée et membre du GEMPAC depuis vingt ans. © Nina Almberg 02.2014
Cindirela, prostituée et membre du Gempac depuis vingt ans. © Nina Almberg
Le local occupe une bâtisse en pierre, à l'angle d'une ruelle de la vieille ville de Belém. "Ici, cette rue du général Gurjao était un lieu historique de la prostitution dans le centre, annonce fièrement Lourdes Barretto, 72 ans, ancienne prostituée et fondatrice du Gempac, le Groupe des femmes prostituées du centre-ville, qui milite pour la légalisation de la prostitution. Là, il y avait un cabaret superbe, et des filles y travaillaient tous les jours. Et ici aussi, dans ces petites maisons, il y avait des prostituées."
Ledit cabaret est aujourd'hui en ruines, sa façade pelée, ses boiseries arrachées. Les riches moulures et les immenses fenêtres laissent imaginer ce que fut cette imposante maison 1900, vestige des folles années de la capitale amazonienne à l'époque de l'essor du commerce du caoutchouc. Cette époque est révolue mais les prostituées sont toujours là. Elles seraient, selon l'association, environ 3 000 à travailler dans la ville et son agglomération, qui réunissent plus de deux millions d'habitants.
Les prostituées, ces "femmes comme les autres"
Créé officiellement en 1990, le Gempac est membre fondateur du Réseau brésilien des prostituées, qui regroupe la plupart des associations nationales. Sur tous les murs de son local, des pochoirs rouges "Puta Dei" - littéralement "Jour des putes" - agrémentés d'une petite culotte rouge. Ils rappellent ce jour de mobilisation où le Gempac proclame : "Les prostituées sont des femmes comme les autres".
Cinderela, prostituée de 53 ans, apporte un immense cahier aux pages cornées et tachées d'humidité. Des photographies et textes calligraphiés reviennent sur les grands engagements militants de l’association. "Accès à l'information, à la prévention, aux services de santé et de protection sociale, respect des prostituées, énumère Cindirela. Toutes nos revendications sont là."
A l'entrée du local, dans le vieux centre de Belém. ©Nina Almberg 02.2014
A l'entrée du local, dans le vieux centre de Belém. ©Nina Almberg
La prostitution n'est pas illégale au Brésil, mais aucune loi ne la légalise non plus. Dans ce vide juridique, la vente de services sexuels n'est donc pas répréhensible. Seuls sont criminalisés depuis 2005 la tenue de maisons closes, et le proxénétisme. Les chiffres nationaux sont éloquents en particulier sur un point : la prostitution des mineurs atteint des sommets. Près de 500 000 enfants s'y livraient au Brésil, dans plus de 1 000 communes, selon une étude du Secrétariat aux droits de l'homme du Brésil et de l'UNICEF de 2005. Aucune n'a été faite depuis.
Agir sur le terrain des MST
Sur la façade défraichie du local du Gempac, une grande fresque dénonce les violences faites aux femmes. Fafà, artiste peintre et sympathisant de longue date de l’association, y anime une formation sur les risques de transmission des maladies sexuellement transmissibles (MST). L'association mène un travail de sensibilisation régulier sur ce thème. "Nous devons accompagner ces femmes : il ne suffit pas de faire prendre conscience à certaines qu'elles sont malades ou en danger, elles ont besoin du soutien d'une institution. Si une prostituée apprend qu'elle a le VIH et qu'on ne la suit pas, elle fait une dépression, et elle se tue", assure, catégorique, la "vétérante" Lourdes Barretto.
Certaines des femmes présentes sont illettrées. La plupart sont relativement âgées, entre 40 et 60 ans. "Les plus jeunes ont beaucoup de mal à rejoindre les associations", reconnaît Fafà. Les risques augmentent dès lors parmi cette population, moins informée, et par conséquent plus vulnérable face aux maladies. S'adressant à l'assemblée, Fafà insiste : "Vous êtes des professionnelles, vous êtes les premières concernées !"
Lourdes, fondatrice du Gempac, entourée de prostituées de l'association. © Nina Almberg
"Professionnelles", les travailleuses du sexe le sont depuis la création en 2002 d'une catégorie du CBO, le Registre national des activités. Tenu par le ministère brésilien du travail, ce registre répertorie toutes les professions existantes dans le pays, et détaille conditions de travail, compétences requises, avantages et inconvénients de chaque profession. La catégorie 5198 qui leur est dévolue et les détails qu'elle énumère quant à la pratique de la prostitution créèrent un vif débat dans le pays, certains opposants allant jusqu'à dénoncer un encouragement de la prostitution de la part de l'Etat.
Dans les petits papiers des autorités ?
Les échanges avec le ministère de la santé, devenu un partenaire important dans le cadre de la lutte contre les MST, sont aussi réguliers. L'association est « reconnue pour son excellence en prévention et assistance des femmes séropositives», comme l'annonce un grand écriteau dans l'entrée.
Le premier étage du local s'est effondré en 2013, détruisant une grande partie des archives. Après le sinistre, l'association a reçu la visite du maire, qui l'a assurée du soutien moral et financier de la ville dans la reconstruction du lieu. Sur le site de la mairie, un article bienveillant relate la visite, photos à l'appui du maire aux côtés de travailleurs du sexe.
"Nos rapports avec les pouvoirs publics sont respectueux, explique Fafà. Même si les autorités n'approuvent pas toutes nos revendications, ils savent que nous sommes un partenaire important de la lutte contre le VIH. A cet égard, le rôle de Lourdes Barretto est primordial. Elle est capable de répondre aux institutions, de les interpeller, en parlant leur langage. C'est une opportunité que n'ont pas tous les groupes de prostituées autoorganisées, et cela les rend parfois plus isolées."
Les autres prostituées n'ont de cesse de rendre hommage à Lourdes, rompue aux négociations après presque trente ans de militantisme. Charismatique, la vieille femme est de toutes les réunions. Elle s'est battue, elle continue.
Revendiquer la condition de prostituée
Dans la pièce principale aux murs nus, des cartons remplis de milliers de préservatifs, un panneau de la campagne de lutte contre le VIH, quelques graffitis. Et Victoria, prostituée, la cinquantaine. Marquée par les ans, et pourtant espiègle comme une gamine. "Je fais du théâtre, de la danse, je chante...et je suis prostituée ! Ce n'est pas incompatible tu sais, et je le dis !", s'exclame elle.
Victoria, prostituée et militante de l'association. ©Nina Almberg 02.2014
Victoria, prostituée et militante de l'association. ©Nina Almberg
Malgré les avancées obtenues par l'association, la condition des femmes prostituées reste extrêmement précaire. La travail a toujours lieu dans la rue, les agressions demeurent la norme. Un autocollant immense barre une porte du local : "Nous sommes déjà une activité, nous voulons maintenant être légalisées."
Un premier projet de loilégalisant la prostitution avait été présenté par un député Vert, le Dr Fernando Gabeira en 2003, mais avait été rejeté au Parlement. "Nous sommes un pays conservateur, l'opposition religieuse est extrêmement puissante, et l'opinion publique est majoritairement contre la légalisation de la prostitution", reconnaît Fafà.
A quelques mois de la Coupe du monde de football, le pays s'émeut du tourisme sexuel que risque d'encourager l’événement. Au Gempac, on s'y déclare favorable : pourquoi lutter contre ce marché prometteur ? s'étonne ses responsables. Le Réseau brésilien de prostituées tient quant à lui un discours ambigu sur le proxénétisme, qu’il appelle de ses vœux pour "protéger les prostituées". Un appel mollement relayé par le Gempac.
Un autocollant pro légalisation. © Nina Almberg 02.2104
Un autocollant prolégalisation. © Nina Almberg
Prostituées et féministes : je t'aime, moi non plus
Comme en France, les associations de prostituées suscitent de vifs débats au sein du mouvement féministe, dont une grande partie des militantes réclament l'abolition de la prostitution. "Les mouvements de prostituées ont toujours été un point de conflit au sein des associations féministes", reconnaît Erika, responsable communication du SDDH, la Société du Parà de défense des droits humains.
Les oppositions sont frontales. D’un côté, la plupart des mouvements féministes dénoncent la prostitution, qui symbolise pour elles une situation d’exploitation. De l’autre, des prostituées leur répondent vouloir défendre leurs droits, mais sans quitter leur profession. "Nous sommes un mouvement révolutionnaire, nous les associations de prostituées, clame Lourdes. Nous voulons forger une identité prostituée. La prostitution souffre d'une très mauvaise image, il est difficile pour les femmes qui la pratiquent de l’assumer. Mais ce qui est difficile, c’est ce qui ne se tente pas."
Antonin Lambert (Monde Académie, à Bélem)